David Abram « Comment la terre s'est tue »,
Ed. La Découverte 2013
«Aujourd'hui nous avons affaire quasi exclusivement à d'autres
humains ou à des technologies produites par nous, humains. Étant
donné nos anciens rapports de réciprocité avec le milieu
aux voix multiples, il s'agit là d'une situation précaire. Nous
avons toujours besoin de ce qui n'est pas nous ou nos propres créations
[....] Cette idée implique-t-elle que nous devons renoncer à
l'ensemble de nos technologies complexes ? Certes non. En revanche, elle implique
que nous devons rétablir des relations avec le monde sensuel où
s'enracinent toutes nos techniques et technologies. Sans l'oxygène
et le souffle des forêts, sans l'étreinte de la pesanteur, sans
la magie tumultueuse des rivières, nous n'avons aucune distance par
rapport à nos technologies, aucune possibilités d'évaluer
leurs limites, aucune manière d'éviter leur emprise. Nous avons
besoin de connaître les textures, les rythmes et les saveurs du monde
charnel, et de distinguer sans hésiter ces saveurs de celles que nous
avons inventées. La réalité sensuelle, dans son mystère
plus qu'humain, reste la seule pierre de touche solide dans un monde d'expérience
envahi aujourd'hui par des panoramas générés électroniquement
et par des plaisirs de synthèse : nous ne pouvons apprendre comment
nous orienter et comment naviguer dans les multiples dimensions qui désormais
affirment leurs droits sur nous qu'à travers un contact régulier
avec le sol et le ciel avec ce qui est tangible.
[
] J'ai commencé à me demander si les suppositions de
ma propre culture, refusant la « capacité de sentir et d'être
sentant » aux animaux mais aussi à la terre elle-même,
n'étaient pas, plutôt que le produit d'un raisonnement prudent
et pertinent, celui d'une [...étrange incapacité à voir,
ou à faire attention à ce qui n'appartient pas à la réalité
technologique humaine ; une] incapacité à entendre les significations
portées par les voix non-humaines. [
] ce qui suggérait
la possibilité qu'il y a un problème de perception au sein de
ma culture, que la moderne humanité « civilisée »
ne perçoit tout simplement pas distinctement, ou même pas du
tout, la nature environnante. [
] La réalité fluide de
l'expérience directe en est venue à être assimilée
à une dimension secondaire, dérivée, une simple conséquence
des événements qui se déroulent dans le monde «
plus réel » des « faits » scientifiques quantifiables
et mesurables. C'est là une inversion curieuse de l'état des
choses manifeste et vécu.[...] Le monde de notre expérience
directe, spontanée est toujours considéré comme dérivant
d'une dimension objective, impersonnelle, de purs « faits », dont
nous pouvons obtenir un aperçu grâce à nos instruments
et nos équations. »
Après un séjour auprès d'un Dsankri Sherpa dont la maison
était située sur une montagne du Khumbu au Népal, David
Abram raconte :
« Lorsque je suis revenu en Amérique du Nord, j'étais
excité par les manières de sentir nouvelles qui s'étaient
éveillées en moi mon appréhension nouvelle du
monde plus qu'humain, de la puissance immense de la terre et, en particulier,
de l'intelligence aiguë des autres animaux, grands et petits, dont les
vies et cultures interpénètrent la notre.[...]
Pourtant , peu à peu, j'ai commencé à perdre le sens
de ce dont les animaux eux-mêmes font l'expérience. La technique
des mouettes ouvrant les palourdes a commencé à ressembler à
un comportement largement automatique et je n'arrivais plus à sentir
l'attention qu'elles devaient consacrer à chaque nouvelle coquille.
Peut-être chacune des coquilles était-elle la même que
la précédente et aucune attention n'était-elle en fait
nécessaire? Désormais j'observais la mouette et son monde de
l'extérieur. Désormais, mon attention était vite déviée
par l'une ou l'autre délibération verbale interne par
une conversation que je semblais mener désormais entièrement
en moi-même.[...]
Alors que les alentours expressifs et sentants disparaissaient lentement derrière
mes
préoccupations de plus en plus exclusivement humaines, menaçant
de se réduire à une
illusion ou un rêve, j'ai eu la sensation - en particulier dans ma poitrine
et dans mon ventre
d'avoir été coupé d'une source de nourriture vitale.
En fait, j'étais en train de me
réaclimater à ma propre culture, à ses styles de discours
et d'interactions, mais mes sens
corporels, eux, semblaient perdre leur acuité, devenant moins sensibles
aux changements
subtils. »