Anne Le Mée

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Eosphères

Parcours d'expositions individuelles, Festival 373 d'Itinéraires Bis, Bégard, 2013.

Claire Taillandier

Imaginons une goutte d'eau, une simple goutte d'eau en suspens, à l'instant même de sa chute. Le moment est crucial. Après tout, cette goutte pourrait tout aussi bien ne pas tomber et retourner d'où elle vient. Après quelques hésitations, la goutte succombe à la gravité et tombe. Elle ne s'écrase au sol ni ne coule sur une joue, elle tombe dans l'eau et offre alors le spectacle de son impact tout particulier.
Au contact de la surface, elle creuse d'abord une cuvette d'où se diffusent des ondes circulaires. Puis une sphère parfaite s'échappe de ce cratère et comme une balle rebondissante, prend son envol une dernière fois avant de disparaître, avalée de façon définitive. Le phénomène n'aura duré qu'une fraction de seconde et l'œil seul aura bien du mal à en percevoir les subtilités. Il faudra faire usage du film et de son séquençage image par image pour décomposer toutes les étapes du drame de la goutte d'eau en train de chuter.

Anne Le Mée entretient avec l'eau une histoire qui n'appartient qu'à elle. La présence de cet élément naturel traverse son travail de façon discrète ou frontale, sonore ou visuelle mais tout comme notre corps est composé d'eau sans que nous n'en ayons forcément conscience, l'eau - qu'elle soit nommée ou non - fait partie intégrante de ses œuvres.

Gastrula (2008) est une sculpture faite de vide mouvant. Huit plans verticaux s'imbriquent dans autant de plans horizontaux et c'est à l'intérieur de cette structure géométrique que le mouvement prend forme.
Soit une goutte en train de tomber. Observé et analysé avec une rigueur toute scientifique, le phénomène physique se transforme en un objet fluctuant. À l'instant t de la chute correspond un plan découpé. À t+1, la forme de la goutte et celle du plan changent de concert. À la succession des instants correspond ainsi la succession des plans découpés. Le processus de la chute est stoppé en plein vol, tous les instants rassemblés en un seul volume. Le temps qui a servi à la décomposition du phénomène disparaît et nous voilà face à un cube dans lequel se trouve condensée une durée, flux d'instants isolés spatialement les uns des autres et unis par leur continuité temporelle.

De façon assez paradoxale, cette compression temporelle s'offre sous une forme ouverte, aérienne. Gastrula tire son nom de la cavité formée lors des prémices du développement embryonnaire. Elle est en ce sens la cavité source dont toutes les formes de vie découleront. Un homme debout bras écartés pourrait se tenir en son cœur, l'œuvre prenant la mesure du corps comme référence ultime. Ce rapport au corps n'est pas fortuit, nombre d'œuvres d'Anne Le Mée fonctionnent en tant qu'expériences sensorielles vécues par l'artiste et/ou proposées au spectateur. Le vide qui compose Gastrula attire celui qui lui fait face, le happe.
Et faute de pouvoir entrer dans la sculpture, on peut la contourner et appréhender ce qui se joue avec la teinte de l'œuvre, un gris neutre et changeant selon les angles de vue et l'intensité lumineuse, une couleur de tous les possibles.

Si Gastrula est une goutte en suspens, Rivières (2002-2013) donne à voir un flux que rien ne vient arrêter. L'oeuvre est une vidéo accompagnée d'un cabinet de curiosités. Présenté en tryptique et exempt de toute bande sonore, le film est une vision au ras de l'eau d'une rivière. Immergés comme l'artiste a du le faire pour réaliser ses prises de vues, nous avançons à la vitesse du courant, paisiblement ou de façon plus agitée. Le montage alterne lenteur et précipitation, monde sauvage et urbanisé, clarté et vision trouble.
Nous sommes portés par le courant, ballottés par les flots, spectateurs du monde environnant. Hors de toute volonté documentaire, il s'agit là d'un voyage de la source à la mer, de l'origine à l'aboutissement. La traversée nécessaire pour relier les points de départ et d'arrivée s'est faite à pied pour éprouver physiquement la distance parcourue et le corps-à-corps avec l'eau. La durée du voyage n'est pas celle du film (14 minutes) et c'est ailleurs - dans les objets présentés en annexes - qu'il faut chercher la trace du temps. Réunis en un cabinet de curiosités, ceux-ci témoignent du cheminement scientifique de l'artiste et de son travail de recherche constant, à l'exemple de la série de tubes contenant des échantillons d'eaux prélevés à différents endroits de la rivière.
Une goutte de chaque eau a été observée au microscope et le résultat photographié. Il est des choses dont on ne soupçonne pas l'existence et qui pourtant sont bien là, révélées par le changement de point de vue. Plus loin sont présentés un alambic pour la dilution des eaux recueillies, des cartes, des notes faisant état de l'avancée des recherches et des pistes empruntées.
Le voyage artistique et physique se fait aussi en amont, quand il s'agit de définir la route à suivre, d'imaginer les découvertes à défaut de les prévoir. Au delà du regard portée sur le monde, Anne Le Mée joue avec le temps. Les images travaillées ne sont plus séquencées une à une mais font partie d'un tout. La rivière court, le temps file. Effectuer un prélèvement, c'est faire arrêt sur image. Photographier ce qui se trouve là, c'est arrêter le cours du temps, le capturer un peu avant de le laisser reprendre sa course. Autant la marche en rivière implique l'immersion de l'artiste et du spectateur, autant l'analyse d'un élément extrait du flux note un changement de posture. Nous ne sommes plus à l'intérieur même de l'élément mais à côté de celui-ci, non plus partie intégrante mais observateur distant.
Se trouve ici le double regard d'Anne Le Mée : celui de l'artiste en osmose avec les éléments et l'eau en particulier, et celui du chercheur, du scientifique à distance de son objet d'étude -distance accentuée ici par le silence qui accompagne les images en immersion.

Pulsation(s) (2012-2013) offre un autre voyage, immobile et sonore cette fois. Il s'agit d'une structure de bois revêtue de toile blanche à l'intérieur de laquelle les spectateurs sont invités à s'étendre, le dos épousant la courbe de l'habitacle. Ainsi à l'abri de l'extérieur, le regard se perd en suivant les courbes de la toile et l'esprit peut se laisser aller, guidé par une bande son composée de bruits d'eau et de basses fréquences. L'espace est sans début ni fin, sorte de tunnel circulaire à une seule surface. Si l'on sait que la sculpture épouse la forme des trous noirs, on conçoit mieux la mise en état d'apesanteur qui se produit.
L'expérience sensorielle provoquée par la lumière filtrée par la toile, les sons mystérieux et le contact physique avec l'œuvre entre en résonance avec un espace autre (la baie de Saint-Brieuc pour ne pas la nommer) traversé par les eaux du ciel et de la mer.À l'immersion dans l'immensité de la baie répond celle au cœur de l'œuvre. Au paysage vide fait écho l'espace sans fin de Pulsation(s).

Après la lumière blanche, le noir. La Cloche anéchoïque (2013) prolonge l'expérience d'isolement tout en l'accentuant de façon radicale. De forme hyperbolique, cette cloche comprend une structure isolant des ondes extérieures (ondes électromagnétiques et acoustiques). Elle accueille les visiteurs un par un et une fois la porte refermée, c'est l'obscurité et le silence qui les entourent. Isolé de l'extérieur, hors du temps et du monde, il ne reste que le repli sur son propre corps, ses pensées, ses sensations pour occuper l'espace. Nous voilà immergés dans le noir comme sous l'eau, totalement. Le voyage s'arrête quand le temps suspendu reprend son cours, selon la durée accordée par chacun à l'expérience.

Le regard d'Anne Le Mée est à la fois poétique et scientifique. Rien n'est laissé au hasard et tous les domaines de la science (biologie, chimie, acoustique...) étayent son travail plastique. Les propriétés mathématiques, physiques, architecturales des formes entrent en ligne de compte pour l'élaboration de ses œuvres.

De l'attitude du chercheur, elle retient la quête de connaissances et leur remise en question permanente. Le monde concret est une rivière qu'il lui faut traverser à pied, un paysage infini qu'il faut arpenter longtemps pour en rapporter des sensations, des objets, des images qui s'intègreront dans son travail de recherche en perpétuel mouvement.